« Il ne faut pas remplacer un cheval borgne par un cheval aveugle »
Dimanche 21 avril 2024. Agadez, au centre du Niger, est une grande zone urbaine dont les maisons sont pour la plupart construites en terre ocre. Il y a très peu d'arbres dans cette ville pauvre, située à plus de 900 km au nord-est de la capitale Niamey. Le soir, la ville regorge de jeunes oisifs, de toxicomanes, et de travailleuses du sexe. Beaucoup d’entre eux sont des migrants. « Ces jeunes viennent d’autres régions pour chercher de l’or dans le désert! Malchanceux et déçus par la vie, ils ont peur de rentrer chez eux avec l'impression d'avoir échoué, c'est pour cela qu'ils restent à Agadez et font toutes ces choses», raconte Abdellah, un jeune enseignant qui a accepté de me faire visiter la ville.
Mon compagnon exulte à l'idée que dans deux jours se déroulera la marche contre les Américains; ou « l’impérialisme occidental », comme il l’appelle et qui est, selon lui, la source de tous nos maux ici. Agadez abrite la base américaine 201 avec plus de 1000 Hommes, tous des soldats américains.
Deux jours plus tard, à midi, le thermomètre indique déjà 45°C. Malgré la canicule, les rues sont bondées de gens qui scandent des slogans hostiles à la présence militaire américaine dans la ville. Le visage buriné par la colère, le corps en sueur, les manifestants brandissent des banderoles contre les États-Unis. Parmi eux, trois jeunes se tiennent à l'écart. Ils imprègnent de gasoil un tissu aux couleurs américaines avant d'y mettre le feu. Rapidement rejointe par des dizaines d’autres personnes, la foule se met à crier: « À bas l’Amérique ! », « À bas la France ! ».
L’ouléma appelle à la rupture avec l’Occident « satanique »
En haut d’ un véhicule, des haut-parleurs assourdissants diffusaient le tube du chanteur ivoirien Alpha Blondy : « Armée française ! Quittez-nous… Nous ne voulons plus de vous… Nous ne voulons plus de fausse indépendance sous haute surveillance…». A la tribune municipale d'Agadez, le lieu de la contestation, les autorités régionales et les dignitaires coutumiers et religieux attendent au grand complet. Le discours d'un ouléma très respecté appelle à une rupture totale avec les pays occidentaux ‘sataniques’. Le général de brigade Ibra Boulama, gouverneur d'Agadez, félicite les manifestants. « C'est la preuve que vous êtes véritablement attachés à la souveraineté de notre pays ! Vous envoyez un signal fort à ceux qui pensent pouvoir un jour revenir et recoloniser l'Afrique de force...». Ses mots sont accueillis par des cris de joie.
Les réseaux sociaux ont contribué à préparer l'ambiance : dix jours plus tôt, cela s'était préparé à Niamey, la capitale.
Outre ces campagnes fabriquées, les Nigériens ressentent depuis longtemps une colère profonde contre le colonisateur français, contre le régime précédent trop favorable à la France, et contre l’Occident en général. « L'ancien régime ? Qu’ont-ils fait pour les pauvres ? Des milliards de FCFA ont été détournés au su des dirigeants mais le pouvoir politique a empêché qu'ils soient poursuivis », s'insurge Marouma, 45 ans, acteur de la société civile et farouche défenseur des militaires au pouvoir.
La plupart des Nigériens se souviennent très bien qu’en février 2020, sous le président civil Issoufou Mahamadou, un audit avait révélé l'existence d'un vaste réseau d'opérateurs économiques ayant surfacturé des commandes d'équipements destinés à l'armée. Plusieurs commandes passées pour un total de 76 milliards de FCFA (environ 116 millions d’euros) n'ont même pas été livrées. Jusqu’à maintenant, ce dossier n’a pas encore été jugé.
La société civile nigérienne a également souligné qu’une véritable lutte contre la corruption systémique au sein du pays ne peut se limiter aux promesses faites par le successeur de Mahamadou, le dernier président civil, Bazoum, remplacé par une junte militaire en 2023.
Poussière et pollution
Pour beaucoup, l’exploitation nucléaire française des richesses en uranium du Niger, constitue un traumatisme profond. Une autre organisation de la société civile, ICON, a récemment publié un rapport critiquant la société minière nucléaire française Orano. Celle-ci aurait permis à l'État du Niger de «recentrer» les investissements promis, en pardonnant à sa filiale Imouraren plus d'un milliard de dollars de dette, tout en revenant sur la promesse de 40 millions d'euros de projets de responsabilité civile https://asso-icon.org/wp-content/uploads/2023/05/JO_Niger_2014.pdf.
Cet accord a été ressenti comme une gifle, après le long combat de la société civile pour un vrai partenariat nigérien-français dans le secteur minier. Le militant Salifou Manzo estime que le régime précédent a prouvé qu'il était plus fidèle à Orano qu'à ses citoyens en «signant l'abandon de la totalité de la dette d'Imouraren pour consolider la situation financière de l'entreprise.»
«Si nous sommes le dernier pays pauvre de la planète, c’est simplement parce que la France l’a voulu! Areva, aujourd'hui Orano, exploite l'uranium du Niger depuis près de 50 ans, mais qu'est-ce que le Niger a honnêtement gagné? Rien que de la poussière et de la pollution! Plus de 30 % de l'uranium d'Orano provient des mines de Somaïr et Cominak, où nous souffrons du manque d’eau, du manque d’électricité, de la pollution humaine et environnementale. Nous sommes ici irradiés.», déclara Almoustapha Alhacen, président de l'ONG Aghirman et lauréat du Prix « Pour un futur sans nucléaire» 2017, lors d’une interview qu’il accorda à ZAM en mai 2024 à Arlit, au nord du Niger.
«Nous sommes ici irradiés»
La récente délocalisation française de sa force Barkhane de lutte contre le terrorisme djihadiste du Mali vers le Niger, pleinement approuvée par le Parlement, a été considérée comme une nouvelle gifle. Beaucoup soupçonnent depuis longtemps les Français de ne pas prendre au sérieux la lutte contre les terroristes, affirmant que de multiples attaques se sont déroulées malgré les avertissements des villageois, mais que les secours n'ont jamais été déployés à temps et que c'est toujours après le massacre que les renforts finissent par arriver. Les campagnes anti-françaises sur les réseaux sociaux ont alimenté ce sentiment, allant même jusqu'à affirmer que la France protège et arme les terroristes. «Une véritable trahison», selon Issaka Ali, syndicaliste trentenaire farouchement anti-français. Pour ce jeune activiste, «la France est la source de tous nos problèmes».
D'autres pensent que le pays devrait négocier avec les terroristes. «Ce sont nos enfants qui sont recrutés parce qu’ils n’ont rien à faire», pense Elhadj Hama, un chef de village réfugié dans la ville à cause de l’insécurité. «Il y a un nouveau chef terroriste d’origine marocaine qui est très fort en prêches. Il rallie nos enfants à sa cause par le biais de la religion.»
Mais les militants d'Agadez voient dans le coup d'État du 26 juillet 2023 le remède à tous leurs maux. La population espère qu’il n’y aura plus de faim, plus de soif, plus d’insécurité, plus de chômage. «Comme la France est partie et que les Américains vont les suivre, nous serons désormais maîtres de nos richesses. Nous signerons de nouveaux contrats plus bénéfiques pour notre pays», prédit le jeune Abdellah. Les Russes pourraient bientôt remplacer les Américains sur la base 201. Mais personne ici ne semble particulièrement inquiet à ce sujet.
Des armes toutes neuves
La principale base militaire 101 à Niamey, occupée il y a quelques mois par des soldats français et américains, accueille depuis avril déjà un contingent de soldats russes. Leur présence a finalement été, après une période de démentis, confirmée par la Radio et Télévision du Niger (RTN). Mais ils étaient déjà arrivés le 13 avril, alors que Niamey connaissait les mêmes manifestations que celles dont je viens d’être témoin à Agadez. «C'est tard dans la nuit que leur avion s'est posé sur la piste de l'Escadrille de Niamey. Au début, nous ne savions pas pourquoi le commandement nous avait demandé d'être là. Ce n’est que lorsque le gros avion a atterri que nous l’avons découvert. Nous avons passé plusieurs heures ensemble, soldats nigériens et russes, à décharger le matériel de guerre que transportait le cargo. Les armes de ces Russes sont neuves. Ils étaient près d’une centaine et certains parlaient bien français», confie un jeune militaire nigérien rencontré au bar-restaurant SKY Lounge à Niamey. Sous l’effet de l’alcool, il dit qu’il est bien heureux avec les armes. «Nous avons besoin de ça.»
Le prix du sac de riz a doublé
Pendant les 900 kilomètres de trajet en bus jusqu'à Niamey, la réalité du Niger et les défis à venir n'ont été que trop évidents dans les conversations tendues entre les passagers, très différentes de celles des jeunes activistes d'Agadez. Mes compagnons de voyage avaient parlé du coût de la vie, de l’insécurité grandissante, et du terrorisme djihadiste touchant de plus en plus de villages. De la France et des USA, de la Russie et de l'Iran. Des mauvaises routes, complètement dégradées par endroits. De l’absence de tout investissement dans le Nord. Des travaux de réparation, interrompus après le putsch car l’’entreprise contractante a plié bagage. «Vraiment, ce coup d'État nous a beaucoup retardé, notamment les deux régions d’Agadez et celle de Tahoua», confie un quinquagénaire.
À l'extérieur, la sécheresse sévissait, les animaux cherchaient en vain des pâturages et les femmes faisaient la queue devant les puits qui s'assèchaient, ou étaient déjà secs. «Le prix du sac de riz a doublé, passant de 10 000 de FCFA (14 euros) avant la chute de l'ancien président Bazoum, à 20 000 de FCFA aujourd'hui», m'avait confié un restaurateur rencontré à la halte dans la ville de Dogondoutchi. «Cela devient un luxe.» Et je me souviens des paroles d’Almoustapha Alhacen, de l’ONG Aghirman, à la fin de notre conversation sur les partenariats nucléaires du Niger. «Ce n'est pas grave si nous voulons changer de partenaire, mais nous devons être prudents. Changer un cheval borgne pour un cheval aveugle ne sert à rien.»
« Notre véritable ami est Vladimir Poutine »
Après 18 heures de route, en arrivant à Niamey, les images ont changé. Les drapeaux des trois pays de l’Alliance des États du Sahel sont désormais visibles aux ronds-points. Je reconnais un quatrième drapeau : celui de la Confédération russe. «Celui-là est du pays de notre véritabl ami: Vladimir Poutine», me dit joyeusement le chauffeur de taxi. Tout aussi heureux, Nouhou Arzika, président du MPCR, un mouvement de la société civile proche de la junte militaire, me parlera peu après de ses grands espoirs «Maintenant, tout le monde parle du Niger», souligne-t-il.
Nouveaux maîtres
Bien entendu, l’arrivée des Russes a été préparée depuis longtemps. «Nos nouveaux maîtres (les putschistes) avaient clairement annoncé qu'ils voulaient revoir les accords instaurant des présences militaires étrangères dans le pays», raconte le sociologue et politologue Souley Adji, lors de notre rencontre. «Vous vous souviendrez qu'en décembre 2023, une délégation russe conduite par le colonel Yunus-Bek Yevkurov, ministre adjoint de la Défense, avait été déployée à Niamey pour renforcer la coopération militaire avec Moscou. Des accords secrets furent alors discutés entre les deux pays.» D'autres sources confirment que la visite russe à Niamey a été suivie par celle du Premier ministre nigérien Mahaman Ali Lamine Zeine à Moscou, concrétisant les accords de soutien en armes, en renseignements et en hommes, en Janvier 2024.
«Le Niger reçoit désormais des tonnes de matériel militaire de Moscou via les ports libyens de Tobrouk et Syrte avant d'être acheminés par vols cargo vers le Niger», raconte un ancien proche collaborateur du régime déchu, réinstallé depuis en Libye. «La junte militaire nigérienne est en contact avec la Russie à travers Saïd Sadam, fils du général Haftar qui a séjourné à plusieurs reprises au Niger. Avec un facilitateur nigéro-algérien nommé Aghaly Alambbo, nommé en octobre 2023 conseiller spécial du président Tchiani, Saïd Sadam fait le lien entre le Niger et la Russie.»
Rosatom
Tout ça parce que les Russes s'intéressent aux mines d'uranium du Niger, affirme une source haut placée au ministère nigérien des mines. «Ils sont presque assurés de les avoir. Et cela se produira dans les jours et semaines à venir, après que le Niger aura chassé Orano.» Quelques semaines seulement après cet entretien, le 11 juin, le ministre des Mines du Niger adressa une lettre de mise en demeure au français Orano pour retirer son permis pour la mine d'uranium d'Imouraren. Orano confirme ultérieurement l'avis sur son site Internet. Elle indique également sur son site Internet qu'elle reste disposée «à maintenir ouvertes toutes les voies de communication avec les autorités nigériennes» et qu'elle «se réserve le droit de contester la décision devant les autorités judiciaires nationales et internationales compétentes.»
Mais dans tous les cas, le permis d'Imouraren “sera sûrement bientôt attribué à Rosatom, l'agence fédérale de l'énergie atomique des Russes, ou alternativement à Adur Medencilik de Turquie», pense notre source.
La climatisation ne fonctionne que quatre heures
À l'hôtel, des coupures de climatisation empêchent les clients de dormir. La chaleur et les moustiques les dérangent, mais ils se plaignent en vain au gérant : « J'ai déjà vidé deux générateurs. Je n’ai pas assez d’argent pour payer le carburant toutes les quatre heures. » C’est une nouveauté, probablement une conséquence des sanctions des pays voisins, imposées au Niger après le putsch.
Le lendemain, il s’avère plus difficile que jamais de convaincre la population de Niamey de s’exprimer sur le choix des Russes comme nouveaux partenaires militaires. Les personnes avec qui j’ai rendez-vous annulent à la dernière minute ou ne se présentent pas. «Il faut se méfier, la junte a beaucoup de taupes dans le cercle des acteurs de la société civile. Ils ont fait arrêter beaucoup de gens», me conseille Nasser, 30 ans, étudiant en droit à l'Université de Niamey.
La vache ou ton fils
Le seul grand espoir des Nigériens concernant la présence russe était que le terrorisme soit enfin combattu de manière plus radicale que par les Français. Mais selon un réfugié du nom d'Ousmane originaire de Goungo Koré, un village situé à trois kilomètres au sud-ouest d'Ayorou, le fléau ne fait que s'aggraver. «Nous ne pouvons plus rester dans les villages à cause de l'insécurité», dit-il. «Tout mon village est déplacé. Nous avons tous fui les exactions des terroristes. Ils sont venus en plein jour et ont encerclé notre village. Ils demandaient de l'argent et ceux qui n'en avaient pas donnaient des vaches ou des moutons. Si la famille n’a ni argent ni animaux, le père donne son fils pour qu’il rejoigne les rangs des terroristes.»
« Ces Russes n’ont pas une once de pitié »
Plus tard, toujours à la recherche de sources à Niamey, je rencontre un membre de l’ancien parti au pouvoir, désormais sans poste et parlant anonymement par crainte d'être arrêté. Il est frustré, mais pas seulement par la perte de son prestige et de ses privilèges. «De quel droit ces putschistes nous amènent-ils ces soldats russes ? La junte trompe le peuple avec un discours pour réchauffer son patriotisme au nom de la souveraineté, et avec un autre discours elle le vend à d'autres étrangers au prix de quelques oboles de blé. Je vous dis que ces gens (les Russes) n'ont aucune once de pitié, et le démontrent clairement dans le nord du Mali où ils terrorisent, violent et massacrent des hommes, des femmes et des enfants innocents. C'est regrettable!»
Le vieux politicien a peut-être raison. Le 28 mai 2024, neuf villageois auraient été abattus à Sigindey Balley Koira, près du village de Tafague, non loin de la capitale. Selon Intinicar Alhassane, président du Parti pour la Paix et le Développement Akal-Kassa, qui annonce aux médias la nouvelle du massacre, neuf éleveurs des communautés touareg et peulh ont été arrêtés une première fois à 19h14 dans le hameau de Sigindey Balley Koira, puis exécutés à leur domicile «par nos forces de défense et leurs partisans, laissant derrière eux dix veuves et 55 enfants». Quelques jours seulement après cette dénonciation, j'apprends à la radio l'arrestation d'Intinicar.
Des demandes de commentaires ont été envoyées au porte-parole du gouvernement militaire du Niger, qui a répondu en envoyant à ZAM un extrait d'un événement célébrant la formation de l'Alliance des États du Sahel.
*Le nom de l'auteur a été modifié pour des raisons de sécurité.
Lisez toutes les enquêtes de cette série ici:
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